ENDEMIC FIRE

“A minuit venir

Au plus près du brasier

S’embraser”

Christophe Flubacher

Le feu, selon qu’on y recourt à des fins destructrices ou comme outil de travail à ranger aux côtés de la spatule et du pinceau, l’on est Menn ou Klein… Barthélémy Menn (1915-1893) fut un professeur très exigeant vis-à-vis de ses élèves et surtout de lui-même. Comme le rappelle en effet Daniel Baud-Bovy, il n’hésita pas à détruire quantité de ses œuvres, cédant « à cette manie qui prend aux artistes, à un moment donné de ne pas conserver ce qui s’écarte de l’idéal survenu. Dans la villa qu’il habitait à Plainpalais, on pouvait voir, jour après jour, transporter les débris de toiles peintes pour l’allumage des feux ; une vieille servante dévouée avait été commise à ces autodafés, et Menn la surveillait strictement ; cela dura tout un hiver ; rien ne devait échapper. »

Pour Yves Klein (1928-1962), « le feu est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. Il est plaisir pour l’enfant assis sagement près du foyer ; il punit cependant toute désobéissance quand on veut jouer de trop près avec ses flammes. Il est bien-être et respect. […] Le feu est beau en soi, n’importe comment[1]. » C’est au moyen de flammes de gaz jaillissant d’un chalumeau capable de projeter celles-ci à quelque quatre mètres de hauteur que le peintre français lèche « la surface de la peinture de telle sorte que celle-ci [enregistre] la trace spontanée du feu[2]. » L’œuvre ainsi martyrisée s’apparente, comme Yves Klein le dit lui-même, à « de super-tombes et de super-cercueils[3] ».

Entre les deux se tient Pierre Zufferey pour qui le feu est ici une fin en soi. Il le boute à une œuvre artistique aboutie pour en étudier en trois phases l’évolution qu’il immortalise à chaque fois au moyen de la photographie. Au final, un triptyque désarmant où l’on se surprend presque à éprouver, comme dans le Fahrenheit 451 de Ray Bradbury[4], la fascination qu’exerce sur le commandant des pompiers la morsure de la flamme sur des livres dont les pages s’ouvrent comme des ailes de papillon, pour se rétracter finalement en une ultime et terrifiante protestation. Ou encore en symbiose avec le diable incarné par Jules Berry dans Les Visiteurs du soir, lorsque s’approchant de l’âtre, il murmure, sur des paroles de Jacques Prévert : « J’aime bien le feu ! Lui aussi m’aime bien ! Tenez, voyez comme les flammes sont prévenantes pour moi. Elles me lèchent les doigts, comme le ferait un joli chien[5]. »

Chez Zufferey, la combustion, d’une incomparable beauté, génère des apparitions fantasmagoriques. D’une image à l’autre, le ravage causé par le feu déploie ses effets de couleurs et de progression invasive. Le crâne fossile d’un équidé paraît émerger, une archéologie née du feu sourd de notre imaginaire, entre terreur et fixation hypnotique.



[1] Yves Klein, extrait de “Conférence de la Sorbonne” (3 juin 1959).
[2] Yves Klein, extrait du “Manifeste de l’Hôtel Chelsea” (1961).
[3] Ibidem.
[4] Ray Bradbury (1920-2012), “Fahrenheit 451” (Paris, Denoël, 1955).
[5] “Les Visiteurs du soir”, réalisation Marcel Carné (1906-1996) sur un scénario de Jacques Prévert (1942, 120 mn).