CAPTEUR DE LUMIERE

« Ça n'est pas vraiment moi qui peins. C'est la peinture qui me porte. Me transporte. Et parfois me déporte... Au bout du compte, c'est elle qui mène le jeu ». Dans son atelier sierrois, Pierre Zufferey a les formats amples, le souffle large et la démarche parée pour le long terme. Mais aussi le doute chevillé au corps, l'inquiétude qui couve en-dessous et l'humilité à fleur de pinceau : « Je n'ai rien inventé. Je sais très bien d'où je viens. Les maîtres que je me suis choisis pour faire mes classes de peinture en autodidacte s'appellent Nicolas de Staël, Pierre Soulages, Franz Kline, Mark Rothko, Brice Marden, Barnett Newmann, Robert Motherwell, Sean Scully... ». Tous l'impressionnent parce qu'ils ont la puissance du geste, l'autorité du noir pour couleur première, l'intériorité profonde et la rigueur qui va droit à l'essentiel. Se déprendre de leur influence ne le préoccupe pas: il fait corps avec sa peinture. Elle est ce qu'il est, elle deviendra ce qu'il sera.
Il marche à l'instinct, fonctionne à l'émotion plus qu'au concept et carbure en conjuguant leur exemple avec ses amours mêlées pour le vin, la poésie et la musique. A l'adolescence, son apprentissage de dessinateur-architecte lui met la main au dessin, mais c'est le soir, à ses pinceaux et pigments qu'il s'éclate. A 25 ans, il décide de consacrer la moitié de son temps à la peinture. Mais pour vivre une folle passion, un mi-temps c'est encore trop peu. A 30 ans, il fait le grand saut. La peinture désormais envahit ses jours. Et blanchit même parfois ses nuits. « J'ai fait le choix de la peinture. C'est un choix exigeant et solitaire. Peindre, c'est comme un acte d'amour. Ou un acte de foi. Il m'échappe complètement. La plupart du temps, je ne sais pas où il va me mener. Mais j'essaie ! » A l'évidence, pour lui la nécessité est de l'ordre de l'existentiel : une vie sans peindre serait inimaginable !

L'endroit est un peu à part, près du lac de Géronde, une zone mi-industrielle mi-sauvageonne au lieu-dit les îles Falcon. Depuis 2008, il en dédie une partie à son espace-galerie Huis-Clos. Il y invite des amis peintres, photographes ou sculpteurs (Cédric Barberis, Alain de Kalbermatten, Edouard Faro, Alban Allegro) et en fait un lieu de convivialité, de fête et d'échanges artistiques. Dehors, sous le couvert, chaises et fauteuils joliment dépareillés invitent à s'attarder. Sur le devant, en direction du Rhône tout proche, un étrange petit jardin sec fait de sable et de cailloux –« mon petit désert à moi »- est parsemé d'objets hétéroclites et un brin surréalistes. Et déambulant souplement par là, un chat s'est improvisé squatter attitré de l'atelier. C'est lui qui a inspiré au peintre son cycle de travaux intitulés « Hors tension ». Celui-ci l'a longuement regardé se ramasser, bander ses muscles et se mettre en état de contraction maximale avant de bondir. « C'est cet élan de libération qui précède le saut qui m'a intéressé et inspiré. La tension dans l'attente, puis le geste qui libère ». Un peu à la manière des peintres-calligraphes extrême-orientaux qui se mettent en état de concentration extrême pour mieux laisser jaillir le geste qui, parfaitement juste et laconique, contient et résume tout dans la fulgurance du trait qui se fait l'équivalent visuel du souffle vital. La calligraphie chinoise fascine l'artiste, mais c'est surtout à travers le regard et le geste des peintres américains qui la réinventent à l'occidentale en la chorégraphiant et la monumentalisant, qu'il s'en nourrit.

L'élaboration de la toile obéit à deux tempi, en oscillant de l'un à l'autre : lent dans la méditation, vif dans l'attaque. Aussi patiente est la « montée » des fines strates que rapide la pulsion gestuelle. Entre le calme et la tension, la concentration contemplative et la décharge d'énergie. Il regarde sa toile longuement, l'arpente du regard, cligne des yeux, en cache des fragments ou la recadre avec ses mains, et soudain empoigne l'une de ses grandes brosses plates et d'un seul élan -geste déployé à l'échelle de son corps en mouvement, calligraphie à grandeur d'homme- traverse la surface de part en part en y traçant une large balafre de noir ou de rouge.
Mais ce balancement créatif n'est possible qu'une fois accompli le rituel de montage du châssis et de préparation de la toile. Le peintre fait tout lui-même, s'absorbant complètement dans ce travail d'artisan appliqué et précis qui le rassure et le met en condition. « Les préliminaires sont très importants. Je fais connaissance avec ma nouvelle « maîtresse ». Je me prépare à faire l'amour avec elle... »

« Parler de peinture m'est difficile, avoue-t-il. Tout cela me dépasse ! Heureusement, avec les poètes, on est moins seul. Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Jaccottet m'accompagnent souvent... » Lui, il écrit des aphorismes. Pour lui. Ou il joue de la guitare et chante ses compositions. Il improvise aussi. « La peinture est au cœur de ma vie, mais tout le reste y est aussi intimement lié ». D'ailleurs les mots qui viennent le plus spontanément devant sa peinture sortent du vocabulaire musical : rythmes, tempo, sonorités, gamme de tons sourds, pulsation,... Il dit même aimer comme une musique le son de la brosse sur la toile.

Des inspirations, des sujets, des titres ? De moins en moins. « Dans les premières années, ma peinture ressemblait un peu à un journal intime. Maintenant, j'essaie de plus en plus de me mettre à l'écoute de la peinture même ». Pas d'épaisseurs, pas d'empâtements. Même posées couche après couche, entrecoupées parfois de lavages à grande eau, les matières restent minces et fluides pour laisser filtrer la lumière. « Essayer d'aller chercher la lumière, c'est énorme et magnifique. C'est l'Everest ! »
La place de la nature là-dedans ? Essentielle, mais indirecte. Dans ses fréquentes balades au bord du Rhône –ses « sas de décompression »- il s'abîme dans la contemplation des lentes coulées ou des remous furieux de l'eau, des aplombs abrupts ou des failles et fissures dans les rochers. L'horizontale, la verticale, le mouvement...
Ensuite, à l'atelier c'est le noir -la couleur la moins naturaliste du spectre- qui s'y taille la part du lion. Au point que sur la table de l'atelier, le pot de pigment noir est toujours vide. L'attirance de la nuit ? De l'obscur ? Du mystère ? Peut-être. Mais noir, c'est aussi la couleur de la plus grande densité. Et de l'intériorité la plus profonde. « Quand je me sens mal, je n'y touche pas. Je ne l'ose que quand je vais bien. » Y répondent surtout des rouges et des « sang-de-bœuf » qui saignent sur la toile et des gris brumeux, vaporeux qui y mettent une touche de trouble et d'incertitude. Les contraires s'y attirent : noir et blanc, pleins et vides, jour et nuit, avec alcool ou sans... Avec toujours un fond de gravité, d'inquiétude et de mélancolie qui « bouronne » en-dessous. Et parfois une touche de maniérisme qui s'en mêle. Il en est conscient. « Il y a sans doute des passages obligés que je n'ai pas encore empruntés », médite-t-il. En peinture, on ne saute pas d'étapes. On s'acharne pour, toujours plus et toujours mieux « peindre en liberté ». « Juste peindre ! » dit-il.

Françoise Jaunin
Historienne d'art